« Voilà déjà trois semaines que j’ai sauvé cette femme. J’ai appris d’elle tout ce qu’il y avait à savoir sur le monde actuel, sur l’alimentation des esclaves comme de leurs maîtres. D’après cette jeune femme, il existait jadis une alimentation riche et variée pour sustenter l’Humanité comme ces carnivores. Il semblerait que pendant la guerre, les démons aient éliminé toute sorte de ressource pour affaiblir le camp adverse, les hommes suffisant à leur propre alimentation. Aujourd’hui encore, les esclaves travaillent la terre pour leur survie à la satisfaction de ceux qui donnent leur ordre. Ainsi l’humain ne peut périr que par la volonté de son maître, soit pour servir de repas et à de toutes sortes d’activités, soit par l’épuisement. Grâce à l’enseignement de Père, j’ai été capable de subvenir aux besoins alimentaires de cette humaine. Ainsi, peut-être est-il possible que je puisse apporter un équivalent aux monstres ? Malgré qu’il soit difficile d’entretenir une conversation réfléchie avec ces êtres vivants, n’est-il pas de mon devoir de trouver des solutions plutôt que de m’employer à détruire les uns ou les autres, Mère ? »
- Vous êtes à nouveau partis dans vos pensées ? demanda la femme en s’approchant d’Eilon qui songeait assis sur le tronc d’un arbre. J’ai vu comment vous vous êtes adressé à ces monstres hier. Pourquoi avoir tenté de les raisonner ? Pourquoi essayez-vous de les satisfaire ?
Comme elle se mit à sangloter, Eilon leva les yeux vers elle. Ce n’était pas là des pleurs de chagrins, mais de haine profonde envers ses oppresseurs. Même si ce n’était pas la première fois qu’il l’entendait, le penseur laissa l’humaine conter à nouveau l’histoire de son mari :
- Ce n’était pas un mauvais homme. Bien au contraire, il a donné sa vie, à chacun de ses souffles, pour que les autres puissent manger et survivre, même si ça devait le tuer. Il partait au beau milieu de la nuit, après que leurs banquets se soient finis, pour labourer les maigres terres qu’on nous laissait, et récolter suffisamment de vers et de plantes pour nous permettre de vivre une journée de plus. Et quand le jour se levait enfin, ses mains nageaient dans son sang et s’infectaient de plus bel comme les jours précédents, et les jours à venir. Au bout de plusieurs semaines, tandis que son corps n’en pouvait plus, il s’excusa auprès de moi et disparu… Il n’était pas mort, non, ces monstres, ils l’ont pris devant mes yeux, le tirant par les bras, face contre terre, et tandis qu’ils l’amenèrent à une grande table, tous les esclaves durent les suivre. Ils nous attachèrent tous les uns aux autres, enchaînés, et nous obligèrent à regarder. Dès qu’on tentait de fermer les yeux, de regarder ailleurs, d’éviter leur bestialité, nous fûmes punis, lacérés, aveuglés, démembrés. Ce jour-là, mon mari était sur cette table, et la maîtresse reniflait son corps tandis que son mâle écartait les jambes de mon… Il le viola de son corps infecte et j’entends encore ses cris de désespoir. Puis, plus rien. La porcine lui arracha le bras pour qu’il se taise pendant l’acte, puis le mangea jusqu’au doigt tandis que nous déviâmes regarder cela. Heureusement, mon mari était parti, il était mort, enfin, et tout ce qui suivit n’était qu’une torture à un corps sans vie. Comme ils me virent pleurer à n’en pouvoir me retenir, ils décidèrent de découper chacun des membres restants et d’en faire un garde-manger qu’ils porteraient sur eux, dévorant chaque membre devant moi. Comment aurais-je pu continuer à vivre de la sorte ? Comment pouvons-nous appeler cela vivre ? Dès qu’ils nous ont enlevé nos chaînes, j’ai décidé de m’enfuir, et tant pis s’ils me rattrapaient, je ne pouvais plus jamais vivre ainsi. Alors pourquoi ? Pourquoi vous, Creiper, qui m’avez sauvé, pourquoi tentez-vous de leur venir en aide ? Pourquoi crachez-vous sur le sacrifice de mon mari ? Pourquoi ? Pourquoi…
Elle s’effondra sur le sol, glissant ses mains dans la profondeur de la terre, au travers des brindilles d’herbes fraîches, et enfoui son regard dans la terre pour oublier ses tristesses.
« Pardonnez-moi, Mère, je ne peux croire que toutes les bêtes de ce monde soient aussi lâches et répugnantes que celles qui l’ont torturée. Vos enfants, Ataron, Siola, Aana et Caspar vous ont voué une allégeance sans pareille, prêt à tout pour détruire l’oppresseur comme l’opprimé, sans se poser de questions du Bien ou du Mal. Ils ont absorbé vos intentions et votre colère envers les vainqueurs d’une guerre passée. Pourquoi n’ont-ils pas pris le temps de comprendre et ont-ils préféré agir ? Pourquoi la haine devrait-elle justifier toute la misère ? Pourquoi votre colère, Mère, devrait être aussi forte que celle de cette femme ? Qu’ont-ils à dire, les monstres opprimés, déchus, ou les proches de ceux qui ont été tués ? N’ont-ils pas cette même haine envers l’humanité ? N’ont-ils pas cette même colère ? Devrions-nous détruire sans craindre les pertes collatérales ? Devrions-nous les terrasser parce qu’ils ont terrassé également ? J’ai sauvé cette humaine en pensant m’être trompé sur l’espoir que vous me targuiez sans cesse. Mais je me suis souvenu de ce que Père disait. Pourquoi mes beaux-frères et belles-sœurs n’ont-ils pas voulu de son enseignement ? Pourquoi n’ont-ils pas attendu l’avis d’un tiers pour se parfaire du chemin à emprunter ? Si je suis là à quérir des moyens de libérer les hommes des monstres, ou les monstres des hommes, c’est grâce à Père. N’était-il pas persuadé que d’autres voies que la violence puissent exister pour arranger ce monde ? Ne disait-il pas que défaire l’oppresseur actuel ne ferait que donner les armes à l’opprimé ? Cette femme en est l’exemple… Libéré du joug de ses maîtres, elle n’a qu’une seule conviction, celle de survivre pour se venger. Alors où est la vie, Mère ? Où est l’espoir ? De quoi parliez-vous ? Ataron et les autres vous ont compris, ils ont bu vos paroles dans l’intention de tuer. Ce n’était ni par vengeance, ni même par espoir, mais par plaisir. La force qu’ils ont mis entre leur main, la force qu’ils ont utilisé à travers leurs coups de lames, de masses, de lances et de projectiles n’est qu’une pâle copie de la bestialité que les hommes reprochent à leurs bourreaux. Père m’a enseigné les lois de la nature, la quintessence de la magie, et plus important encore, il m’a montré et partagé le savoir. Ce savoir qui m’impose aujourd’hui de ne pas choisir l’une de ces voies, mais plutôt d’envisager celle qui me semblera juste. Et si les hommes peuvent se nourrir autrement, les bêtes ne le peuvent-elles pas aussi ? »
Eilon se leva et tendit l’oreille. De nombreux pas lourds précipités se dirigeaient par là. Il s’avança au-devant, s’interposant entre la femme et les arrivants.
- Arrêtez-vous ici ! S’écria-t-il en observant chaque visage qui apparurent devant lui. Ne faites pas un pas de plus.
- Comment…
Les cinq Creiper étaient dorénavant réunis. La fuite effrénée de la fraternité avait trouvé refuge dans les bois.
- Bâtard, pousse-toi de notre chemin ! S’écria Ataron s’avançant vers lui la main sur la poignée de son épée.
- Eilon ! Tu es en vie ! S’exclama Siola enjouée, rattachant sa lance à son dos.
- Eilon, que fais-tu là. Mère ne te donne plus le sein ? Se moqua Aana la masse à la main.
- Toujours à rêvasser… Ajouta le dernier.
- N’avancez pas. Ordonna Eilon en mettant sa main droite devant eux.
- Que caches-tu là ? repris Ataron fièrement, ne serait-ce pas une humaine ? Alors comme ça on capture et on fait joujou avec elle ?
- Ah ! Laisse-nous aiguiser nos armes sur son frêle corps ! Ricanna Aana qui commençait à faire tourner sa masse sur elle-même.
L’humaine se crispa à ces mots, voyant ceux qu’elle pensait être des sauveurs, vouloir s’en prendre à sa vie. Pourquoi Eilon faisait-il front aux siens ?
« Mère, voilà donc ta progéniture ? Voilà ceux que tu as envoyé pour rétablir l’ordre dans ce monde ? Peux-tu être fier d’eux ? Qu’est-ce que… Quelqu’un d’autre approche. »
- Allons, laisse-nous la voir.
- Ça suffit, laisse la tranquille, s’interposa Siola qui fronçait sévèrement les sourcils.
- Par qui avez-vous été suivis ? Questionna Eilon distinctement.
Aussitôt Ataron et Aana se calmèrent et leur visage se décomposèrent. Se pouvait-il qu’il les ait poursuivis jusqu’ici ? Ils ne tardèrent pas à s’en rendre compte quand Cendre apparu devant le groupe, accompagné de deux démons.
- Ah vous voilà. Vous êtes cinq maintenant ? Je ne crois pas avoir déjà entendu parler d’un cinquième guerrier. S’étonna le roi qui vérifiait ses dires auprès de ses acolytes.
- Qui que vous soyez, répondit calmement Eilon le bras tendu, repartez immédiatement.
- Qui que… Ignorez-vous qui je suis ?
- C’est le Roi Démon, Eilon, celui que nous sommes venus tués.
Ce dernier rabaissa sa main et se tourna vers les siens pour comprendre pourquoi ils étaient en train de fuir leur cible. N’avaient-ils pas vécu pour que ce moment arrive ? Et plus il se posait de questions, plus les quatre autres se reculèrent du front, retrouvant pacifiquement la place de l’humaine.
- Les autres savent à qui ils ont à faire. Ils ont eu la chance de survivre un peu plus longtemps que ce qui était prévu, mais je vais corriger cela rapidement. Esquissa le roi d’un sourire narquois.
- Comment avez-vous pu perdre face à cet individu ? N’êtes-vous pas les quatre étoiles de Mère ?
- Fais attention, repris Siola, il a acquis des pouvoirs surhumains. Il n’est pas mort après l’avoir décapité ! Nous devrions fuir tant qu’il est encore temps.
- Faisons cela, laissons ce bâtard là et partons nous abriter. Ajouta l’épéiste.
- Vous n’irez nulle part, affirma Cendre en ordonnant à ses démons d’attaquer le groupe.
Les deux monstres s’élancèrent dans la direction du groupe et déferlant avec leurs nouveaux pouvoirs, sortirent des griffes acérées aux pointes ensorcelées dans la direction du premier, Eilon.
« Protection du Sage, destruction primaire. » Murmura le cinquième.
Une aura magique s’agrandit devant Eilon le protégeant intégralement de l’attaque, réduisant en poussière chacune des griffes qui percutèrent la zone. Au moment de se retirer, les deux démons virent s’abattre sur eux des lances enflammées qui les pourfendirent de part et d’autre, finissant par les enfermer dans un tourbillon de flammes meurtrières.
« Feu divin de l’étoile d’Ataron. » Ajouta-t-il.
- Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Questionna Siola qui observait la scène avec les autres.
- Qu’avez-vous fait ? Interrogea Cendre qui tenta d’observer le pouvoir magique de son adversaire.
Avec sa vision unique, ses yeux rouge brillant, il observa que les quatre ennemis qu’il avait déjà croisés ne possédaient pas davantage de magie qu’auparavant, mais plus étrange encore, il ne semblait se dégager aucune once de magie du principal intervenant, Eilon.
Pour répliquer, le penseur envoya un caillou trouvé par terre dans la direction du roi. Celui-ci brisa le mur du son en un instant et vint se broyer sur une protection magique qui se trouvait toute autour de sa cible.
- Les autres ne vous l’ont-ils pas dit ? Vous n’arriverez jamais à m’atteindre. Je suis constamment entouré de sorts magiques.
- Combien ? Questionna aussitôt Eilon.
- Comment cela ? Savez-vous au moins ce que cela veut dire, vous qui n’en avez pas une once…
- Combien ? Reprit-il sereinement.
- Quelle importance cela a-t-il ? Demanda doucement Caspar en arrière-plan.
- Cela importe peu que je les dénombre, vous n’avez guère de force magique. Il est temps que je brise cette chanceuse attaque et que je défasse votre soupçon de supériorité, s'impatienta Cendre.
Mais au moment de s’élancer, il aperçu la main d’Eilon se lever vers lui pour lui faire signe de s’arrêter. Puis, refermant le poing, il laissa son index ciblé sa direction. Comme Cendre s’étonna de son geste, il se mit à le questionner sur ses intentions. Il targua qu’il n’aurait de pitié pour aucun d’entre eux. Mais ignorant ses dires, Eilon tendit l’autre main et fit le même mouvement de poing, cette fois-ci en montrant le ciel.
Curieux de ce qu’il essayait de faire, Cendre se mit à se regarder mais en vain. Comme Eilon le fixait du regard sans bouger davantage les bras, il se tenta à regarder derrière lui, mais ce n’est que lorsqu’il regarda vers le haut, dans la direction désignée par le Creiper, qu’il comprit ce dont il s’agissait.
D’une voix calme et sûre, l’adversaire désarmé reposa sa question :
- Combien en avez-vous ?
- Ce n’est pas possible… s’étonna Cendre en observant dans toutes les directions sur trois-cent-soixante-degrés l’immensité de l’aura magique adverse dans laquelle il baignait depuis son arrivée.
- Comprenez-vous à présent ? Questionna paisiblement Eilon.
- Impossible !
Le Roi Démon s’élança vers son adversaire, et fut en un éclair à sa hauteur décochant un coup de griffes surpuissant, mais en une fraction de seconde, le poignet droit de sa cible stoppa net son coup. S’ensuivit une ribambelle d’attaques plus impressionnantes et dévastatrices les unes que les autres, mais toutes furent parées par Eilon qui s’enflamma de tout son être, puis s’entoura d’un vent glacial, fit tournoyer la terre tout autour de lui, pendant que du sol poussèrent des plantes agressives, avant de finir par fairejaillir ses pouvoirs magiques les uns après les autres, ses yeux luisant de blanc, de bleu, de jaune et de vert éclatants.
Alors que Cendre s’écarta quelques instants pour observer son adversaire faire une démonstration de ses pouvoirs magiques, il observa les autres derrières autant consternés qu’il était excité de découvrir qui était vraiment l’individu qui se tenait devant eux.
« c’est bien plus de puissance magique que ce que possédait le Gardien sous sa forme originelle… » songea le roi le sourire aux lèvres.
Tandis que le temps semblait s’être arrêté, Eilon cessa toute sorte de magie et soupira avant de demander calmement :
- Serait-il possible de discuter plutôt que de se battre ?